ARIOSTE (L’)

ARIOSTE (L’)
ARIOSTE (L’)

Le Roland furieux (Orlando furioso ) est l’une des œuvres les plus célèbres (peut-être pas les plus lues) de la Renaissance, avec son extraordinaire diversité, qui ne rompt pas l’équilibre de la composition. Mais connaît-on aussi bien son auteur, Ludovico Ariosto, l’un des plus attachants de l’époque par sa bonhomie, sa sincérité, ses revendications d’écrivain tranquille voué à la morgue et à l’incompréhension de prétendus «protecteurs»? Héritier de Plaute et de Térence dans ses comédies, héritier d’Horace dans ses Satires l’Arioste est aussi curieusement en avance sur son temps.

Le Roland furieux n’eut pas moins de 154 éditions au XVIe siècle et 24 de 1600 à 1630, mais 7 seulement de 1630 à 1679, puis aucune de 1679 à 1713. Passé le milieu du XVIIe siècle, dans les cercles cultivés, une désaffection l’atteignit; le retour en faveur qui se dessina vers le milieu du XVIIIe et s’amplifia au XIXe fut plus lent (il en fut d’ailleurs de même pour Dante). Mais cette désaffection ne s’étendit pas au peuple le moins instruit: le Roland furieux est longtemps resté, comme la Jérusalem délivrée du Tasse, un poème très goûté des auditoires publics de l’Italie du Sud et de la Sicile notamment où il a alimenté le répertoire des déclamateurs des rues et des théâtres de marionnettes géantes (opera dei pupi ).

1. Vie de l’Arioste

Ses origines

C’est dans le duché de Ferrare, qui s’étendait alors des rives de l’Adriatique au voisinage de la mer Tyrrhénienne, qu’est circonscrite la vie de l’Arioste, si l’on fait abstraction de voyages peu désirés auxquels l’obligèrent ses charges à la cour. Issus d’une famille rurale qui s’établit à Bologne au début du XIVe siècle et passa en majeure partie à Ferrare ou aux environs avant le début du XIVe siècle, les Arioste se distribuent, au moment où va naître celui qui rendra leur nom célèbre, en plusieurs branches inégales par le rang et la richesse. Certains d’entre eux peuvent se flatter d’une parenté consanguine avec leur prince, car, en 1347, une Filippa Ariosto était devenue l’épouse du souverain régnant, Obizzo III, après avoir été vingt ans sa maîtresse et lui avoir donné treize enfants. Si le père de l’Arioste semble avoir appartenu à une branche de moindre relief, il fit cependant une carrière manifestement appuyée en haut lieu dans l’administration civile et militaire du duché: bien qu’on l’eût accusé à plusieurs reprises de malversations et d’abus de pouvoir, il parvint à la charge très envié de commissaire aux affaires de Romagne et ne la perdit qu’à cause d’un nouvel et retentissant abus. À sa mort, il laissa à ses neuf enfants un appréciable patrimoine et bon nombre de créances à recouvrer, dont une sur son souverain.

Il commandait la forteresse de Reggio quand naquit, le 8 septembre 1474, Ludovico, premier de ses fils. Vingt ans plus tôt la paix de Lodi avait mis un terme aux guerres de suprématie où s’étaient longtemps affrontés les principaux États de la péninsule. Un régime d’équilibre s’était instauré, dont l’artisan le plus constant fut le maître de Florence, Laurent le Magnifique. Jusqu’à l’expédition conquérante du roi de France Charles VIII (1494), la paix ne fut troublée, de 1482 à 1484, que par une action militaire des Vénitiens, dirigée précisément contre le duché de Ferrare de concert avec le pape Sixte IV. Le père de l’Arioste commandait alors la place ducale de Rovigo, qui dut se rendre à l’armée de Venise, le 14 août 1482. Moins de deux ans après, il se fixait avec sa famille à Ferrare, dans la demeure où il devait achever sa vie en 1500 et où son fils aîné vécut jusqu’en 1529, à quatre ans de sa propre mort.

La formation

Ludovico n’était donc qu’un enfant lorsqu’il arriva dans la capitale du duché. Après l’avoir confié à un jeune précepteur, puis à un maître en renom, son père le fit inscrire dès 1489 à l’université de Ferrare pour y apprendre le droit. Au bout de cinq ans, il se rendait à la répugnance éprouvée par son fils pour les études juridiques et le laissait libre de préparer à sa guise son avenir. Ludovico élut alors pour maître le moine humaniste Grégoire de Spolète, mais celui-ci dut bientôt partir pour la France, laissant à son élève le durable regret de n’avoir pu apprendre de lui le grec en sus du beau latin.

L’abandon des études de droit coïncide avec les premières compositions littéraires de l’Arioste, qui sont des poésies latines. Il coïncide aussi avec le début des guerres qui feront de l’Italie du Nord et du Centre, pour une génération et plus, le champ de bataille de l’Europe. L’année 1494 est aussi celle où le comte Boiardo, haut fonctionnaire de la maison d’Este et ami des Arioste, interrompt, au bruit des premiers combats, son grand poème du Roland amoureux , dont deux éditions partielles ont déjà vu le jour, et meurt peu après. Le jeune Arioste pensa-t-il sur-le-champ, ou dès l’année suivante, à continuer ce poème, publié en 1495 dans son dernier état? Il semble plus attiré à cette époque par la poésie latine, qu’il délaissa par la suite (sans l’abandonner tout à fait) malgré les instances de son ami Pietro Bembo.

Ferrare au XVe siècle

Quand commencent les guerres d’Italie, Ferrare est la capitale d’un État fortement centralisé, né de la position stratégique d’un fief impérial qui commandait le dernier passage du Pô avant le delta. D’où la vocation militaire et l’exigence d’autorité interne qui sont propres aux villes verrous; d’où, plus tard, le goût des traditions guerrières perpétuées par les narrations épiques et chevaleresques. C’est encore dans le duché que naîtra, après le Roland amoureux et le Roland furieux , La Jérusalem délivrée. Mais à la fin du XVe siècle, son expansion territoriale a fait du fief primitif le centre d’une vaste zone de production agricole et Ferrare est désormais, autant et plus qu’une place forte, un grand marché de vivres; elle constitue, en outre, un important lieu d’entrepôt et de transit pour les marchandises qui circulent entre la Lombardie et la Vénétie ou entre la Vénétie et l’Italie centrale. Enfin, la cour, qui y entretient une administration assez fournie, n’a pas moins le souci de son prestige que celui de son autorité: briller par l’éclat des fêtes, la réputation de l’Université, le renom des écrivains et des artistes attirés à Ferrare est affaire d’État, et non des moindres. C’est ce qui sera mieux marqué au siècle suivant.

Le temps des «corvées»: l’Arioste et le cardinal Hippolyte d’Este

Telle est la capitale, modeste quant à la population, mais forte de son pouvoir et de la considération qu’elle inspire, où l’Arioste entre en 1497 au service de la cour. En février 1500, la mort de son père fait de lui le tuteur légal de ses huit frères et sœurs et l’oblige à de fastidieuses démarches pour régler au mieux une succession compliquée. De son père, il n’a pas hérité le goût de ces affaires qui, pour être un peu embrouillées, n’en sont parfois que plus lucratives. Après cinq ou six années employées à se cultiver librement, ces tâches, dont il s’acquitte pourtant à son honneur, lui font l’effet de pénibles corvées. Les recouvrements sont lents, les revenus tardent à rentrer, les dépenses pressent. Si bien que, pour parer au plus urgent, il accepte d’aller commander, de 1501 à 1503, la célèbre citadelle de Canossa, alors englobée dans le duché de Ferrare.

À son retour, il entre au service personnel du cardinal Hippolyte d’Este, frère du duc; il y restera quatorze ans. Ce fut le temps des voyages, faits le plus souvent à contrecœur: à Mantoue à la cour des Gonzague, puis à Milan auprès du roi de France Louis XII (1507), à Rome en 1509, 1510 (le pape Jules II menaça de le faire jeter aux poissons pour prix de l’ambassade dont il était chargé), à travers l’Italie centrale en 1512 à la suite du duc Alphonse contraint à la fuite par Jules II, à Rome de nouveau en 1513 (cette fois, Jules II était mort, et l’Arioste espérait beaucoup de son successeur Léon X, un Médicis, qu’il avait connu à Ferrare au temps de l’exil de sa lignée). Mais quand le cardinal Hippolyte voulut l’emmener avec lui en 1517 dans un évêché de Hongrie dont il était titulaire, l’Arioste argua de sa santé, du froid danubien, de la mauvaise chaleur des poêles, de son âme casanière, bref refusa comme il put. Ce fut la rupture. Elle le privait non seulement de ses appointements, qui n’excédaient pas soixante-quinze écus par an, mais de certains bénéfices ecclésiastiques que le cardinal lui avait octroyés après lui avoir fait prendre en 1503 les ordres mineurs, et que, plein d’humeur, il lui retira. L’Arioste en éprouva d’autant plus d’amertume qu’il venait de publier la première édition du Roland furieux , où Hippolyte, auquel le poème était dédié, avait sa bonne part dans la célébration de la maison d’Este.

Très lourd avait été le service auprès du cardinal, qui n’était pas moins exigeant que prompt à la colère et à la violence, et qui attendait un peu tout de l’Arioste, de la mission diplomatique à la bouillotte de son lit en passant par l’entremise galante, l’escorte au combat, l’achat des vêtements, la qualité de la table. C’est cependant au cours de ces quatorze années que le poète composa la première version du Roland furieux , commencée, suivant toute apparence, en 1504. À quoi il convient d’ajouter des poésies lyriques et la rédaction de deux comédies. La Cassaria en prose, jouée le 5 mars 1508, et I Suppositi , joués en 1509. Mais la majeure partie de ces créations littéraires remontent aux premières années du service chez le cardinal, sans doute moins harassantes, car il semble que la rédaction initiale du Roland furieux était terminée dès l’été 1509, si la première révision, coupée de lectures devant des amis parmi lesquels Pietro Bembo (1514-1515), en fut poursuivie jusqu’en 1566. Un premier fils, non légitimé, lui était né en 1503, et un second en 1509, légitimé celui-là, en 1520.

Une des raisons pour lesquelles l’Arioste refusa de partir pour la Hongrie est à chercher dans son attachement à la très belle Alessandra Benucci, une Florentine dont il s’était épris non sans succès en 1513, qui était devenue veuve deux ans plus tard et qu’il épousa secrètement en 1527 sans jamais vivre avec elle, même lorsqu’il eut quitté la demeure paternelle pour habiter la fameuse maison où se lit encore l’inscription latine qui la déclare «petite, mais à ma convenance, mais ne devant rien à personne, mais propre, mais née de mon propre argent».

L’Arioste et le duc de Ferrare: un étrange «protecteur»

L’année qui suivit sa rupture avec le cardinal, l’Arioste fut engagé au service du duc lui-même. Ses charges s’en trouvèrent moins disparates, peut-être, mais non moins astreignantes. Les missions recommencèrent, dans le duché comme au-dehors: à Florence en 1519, à Rome en 1520, à Modène en 1529 à l’occasion du passage de Charles Quint, à Bologne en 1530, à Mantoue en 1532 pour un autre passage de Charles Quint. De nouveaux désagréments l’attendaient. En proie aux difficultés financières causées par les conflits où Ferrare était engagée, le duc diminua ses appointements, finit même par les supprimer, tandis que, sous prétexte de redevances impayées, il faisait main basse sur une belle propriété des Arioste, léguée à Ludovico par un de ses cousins mort en 1519, et que le cardinal Hippolyte tentait la même opération sur un autre bien du poète. Celui-ci ne recula pas devant un procès contre son prince et «protecteur», mais si justice lui fut rendue, ce ne fut qu’après la mort du cardinal.

En attendant, il lui fallait vivre. Eût-il envisagé de quitter Ferrare – et rien n’est moins sûr – que les circonstances s’y prêtaient mal. Entre la bataille de Marignan et celle de Pavie, les souverains mécènes étaient plus en quête de soldats que de poètes. L’Arioste accepta donc, de celui qui le spoliait, la charge d’administrer une partie de son duché. Il fut pendant trois ans, de février 1522 à mars 1525, gouverneur de la rude province de la Garfagnana, où des coteries féroces, comptant des protecteurs parmi les conseillers les plus écoutés du duc, mettaient la population en coupe réglée. À son grand soulagement, il fut enfin débarrassé de cette charge où il fit montre, au demeurant, d’intégrité et d’énergie. Rappelé à Ferrare, il y reçut, entre autres fonctions, celle, plus conforme à ses goûts, d’organiser les spectacles de la cour. Entre le congé brutal qu’il s’était attiré du cardinal Hippolyte et son retour de la Garfagnana, l’Arioste s’était «défoulé» de loin en loin dans des Satires , qui sont surtout des épîtres à dominante autobiographique. Il avait achevé en 1520, l’année même où s’épuisait la première édition du Roland furieux , la rédaction primitive d’une nouvelle comédie, Il Negromante. La deuxième édition du grand poème, publiée le 16 février 1521, n’offrait encore que des modifications accessoires.

La fin d’un oublié

En 1528, le carnaval et les fêtes données en l’honneur du mariage d’Hercule II d’Este avec Renée de France, fille de Louis XII, mirent l’Arioste sur les dents. Au lieu des plateaux de fortune montés jusqu’alors à Ferrare, il fit édifier une scène fixe, qu’un incendie détruisit malheureusement en 1532, remania le texte du Negromante , et écrivit une nouvelle comédie, La Lena : les deux pièces furent jouées en février. Il devait encore faire représenter, le 19 février 1531, la deuxième version, celle-là en vers, de La Cassaria . Mais l’affaire qui l’occupait alors par-dessus tout était la révision, accompagnée de l’insertion d’épisodes nouveaux, du Roland furieux dont l’édition définitive, qui compte 46 chants au lieu des 40 de 1516, parut le 1er octobre 1532; encore renonça-t-il à y inclure 5 autres chants, que son fils, Virginio, devait faire connaître plus tard. Il s’était si bien éloigné de la cour depuis quelques années que sa mort, survenue le 6 juillet 1533, ne fut connue au palais ducal, à cinq cents mètres de sa demeure, que deux ou trois jours plus tard.

2. Les poésies lyriques et les satires

Les poésies latines de l’Arioste, qui remontent pour la plupart aux années 1494-1504, sont d’inspiration principalement amoureuse. Animées, élégantes, elles attestent une connaissance étendue des élégiaques latins et un sens de l’imitation créatrice proche de la docta varietas d’un Politien. Sous un vernis pétrarquisant qui est alors de rigueur, mais ne demande qu’à craquer sous la plume de l’Arioste, deux sortes d’amour s’y dessinent, l’une et l’autre charnelles, la passion obsédante et le dilettantisme sensuel, sans y être nulle part opposées – ce qui n’est pas l’un des moindres signes par où s’annonce l’auteur du Roland furieux. Une de ces pièces, du reste, formera, à quelques retouches de métrique près, six octaves du grand poème où Bradamante assure Roger de l’invulnérabilité de son amour.

Les sept Satires qui nous sont parvenues par une édition posthume de 1534 s’échelonnent entre l’automne de 1517 et le printemps de 1525. Leur point de départ est toujours d’ordre personnel. Même quand l’Arioste disserte sur le mariage, il prend prétexte de ce qu’il n’est pas marié lui-même pour traiter deux ou trois fois de son célibat endurci. Le caractère autobiographique des Satires est tel qu’on a pu dire que ces vers nous en apprennent plus sur la vie du poète que les deux cents lettres qu’on a conservées de lui. L’Arioste ne s’y érige pas en accusateur public, il ne se retranche pas d’un univers contestable avec pour seul dessein de le flétrir. Sa muse n’est pas l’indignation. Ses Satires sont plutôt l’œuvre d’un homme qui se considère au milieu du monde tel qu’il va et y cherche sa place et sa chance. S’il raille les coureurs de prébendes, il se compte franchement, en s’adressant à son frère Galasso, parmi eux: qu’il obtienne le bénéfice convoité, il en confiera la charge à un homme de bien qui l’assumera au péril de son âme, et il restera laïc, se contentant du revenu. Pour se mêler aux prébendiers et courtisans qui peuplent ses Satires , il trouve un motif suffisant dans l’accession à l’indispensable loisir littéraire: comment, à cette époque, pourrait-il en jouir autrement que grâce aux bénéfices et pensions que dispensent des protecteurs? Si bien que le plaidoyer pro domo l’emporte ordinairement sur la veine proprement satirique. On exagérerait à peine en disant que l’accusation, quand accusation il y a, est corollaire de l’autodéfense. Mais ces poésies, autant épîtres que satires, n’en sont pas affadies pour autant. Une verve appuyée, qui n’a peur ni des mots ni des choses, un sens du trait énergique et coloré que soutient en profondeur une finesse narquoise les mettent parmi les satires les mieux venues de la littérature italienne. Si l’Arioste ne les a pas publiées de son vivant, ce n’est pas seulement par crainte de se faire des ennemis: certaines n’eussent probablement offensé personne. Mais, comme c’était lui-même qu’elles concernaient au premier chef, il s’est contenté de les faire connaître à ses amis, se réservant sans doute de les publier quand il les aurait revues, corrigées, parfaites, comme il a revu, corrigé et parfait le Roland furieux. Il dut estimer qu’elles ne méritaient d’être répandues qu’en tant qu’œuvres d’art, non à titre de leçons de morale ou d’exhortations au repentir.

3. Les comédies

Des cinq comédies de l’Arioste, trois laissent voir l’influence précise des Latins: La Cassaria, ou «Comédie de la caisse», écrite en prose en 1508, refaite en vers blancs en 1531, procède de l’Aulularia et de la Mostellaria de Plaute et, à un moindre degré, de L’Andrienne de Térence ; I Suppositi (titre à peu près intraduisible avec la somme de ses équivoques), écrits en prose en 1509, refaits en vers entre 1528 et 1531, reposent sur des quiproquos de personnes inspirés de L’Eunuque de Térence et des Captifs de Plaute; Il Negromante («Le Nécromancien»), composé en vers en 1520, joué après des remaniements en 1528, combine des situations empruntées à L’Hécyre et au Phormion de Térence. Au lieu que La Lena («La Proxénète») tire plutôt son sujet du Décaméron de Boccace; et la pièce Gli Studenti («Les Étudiants»), restée inachevée et complétée ensuite par un frère de l’Arioste, Gabriele, paraît libre de tout emprunt.

L’influence des auteurs latins ne saurait surprendre chez celui qui fut, avec Machiavel et le cardinal Bibbiena, un des pionniers de la comédie classique en Italie, si l’on considère que jusqu’aux premières années du XVIe siècle les pièces représentées devant un public cultivé à Rome, Florence ou Ferrare étaient purement et simplement celles de Plaute et de Térence dans le texte latin, parfois «modernisé» pour être rendu moins difficile. On n’en avait pas joué moins de treize à Ferrare de 1487 à 1503. Loin de procéder par plagiat, l’Arioste apportait une innovation décisive: en écrivant toutes ses comédies en langue vulgaire, il tentait et surtout préparait l’ouverture à tous les publics du théâtre classique, la divulgation de la comédie littéraire jusque dans les milieux les moins cultivés. Comme il est naturel, ses comédies se ressentent des leçons plus littéraires que foncièrement théâtrales extraites jusqu’alors de l’exemple des Anciens: l’intrigue est compliquée à plaisir, surtout dans La Cassaria et I Suppositi , le dialogue tourne souvent au récit alterné ou à l’énonciation à deux voix de considérations axiomatiques, mais Il Negromante et La Lena font voir un progrès dans l’organisation de l’action autour des caractères, la condensation des aspects distinctifs des personnages, la spécificité de leur expression verbale qui inclut jusqu’à l’argot. D’une comédie à l’autre, si l’on fait abstraction de celle, inachevée, des Studenti , la part réservée à la vie contemporaine va croissant: des allusions au présent, plus nombreuses dans I Suppositi que dans La Cassaria , on passe, avec Il Negromante , à la satire de la crédulité dont tant de magiciens et d’astrologues tirent alors avantage – au point d’apparaître aux écrivains comme d’insupportables concurrents à la cour du prince – et, avec La Lena , à une représentation très actuelle des pratiques, à la fois cyniques et misérables, de la prostitution de subsistance. Par son itinéraire, qui va de la transposition savamment agencée de la comédie latine à la comédie de caractères et de mœurs tirée de la société contemporaine, l’Arioste est, à n’en pas douter, de ceux qui ont montré la voie par où le théâtre allait de nouveau s’insérer dans la civilisation moderne de l’Occident.

4. Le «Roland furieux»

Un poème irrégulier

Le Roland furieux peut passer pour le chef-d’œuvre littéraire du discontinu. La liberté d’invention de l’Arioste refuse les préceptes ou les axiomes des «arts poétiques»; les critiques aristotéliciens de la seconde moitié du XVIe siècle s’irriteront de son succès, de la faveur d’un poème dont l’irrégularité est à leurs yeux plus qu’un défaut; ils le jugent comme un pernicieux exemple et le sentent comme une provocation. Le poète ne s’est pas laissé lier les mains ni par le Roland amoureux de Boiardo, dont il ne reprend que ce qui lui convient, laissant en suspens bien des narrations amorcées, ni par l’usage de conduire toute aventure jusqu’à un dénouement, tout personnage jusqu’à l’accomplissement d’une destinée. Mais si la contingence est l’âme du Roland furieux , elle n’y exerce pas l’empire d’un système; l’Arioste n’est l’ancêtre ni du «nouveau roman» ni de l’«œuvre ouverte». Des histoires comme celle de Roger et de Bradamante, des épisodes comme celui d’Olimpia, des nouvelles incluses comme celle de Joconde suivent une courbe traditionnelle sans déjouer ni surprendre les habitudes du lecteur.

Sautes de récit, interruptions en «suspense» avec de lointaines suites inopinées, digressions de tout ordre, afflux soudain de personnages adventices, rapides changements de thèmes et de ton: le lecteur nonchalant peut se contenter d’en goûter le charme, au rythme, ingénieusement divers, des cadences régulières de l’octave; mais l’entière appréciation de l’œuvre se situe au-delà, par la perception des correspondances qui s’instituent dans une composition apparemment si capricieuse, et dans la reconnaissance d’un contenu idéologique moins indifférent qu’il n’a parfois été dit.

Le sujet et les personnages

L’action qui enveloppe de près ou de loin toutes les autres au fil des 38 736 vers du poème est la guerre que se livrent chrétiens et Sarrasins. Dans le Roland amoureux , Boiardo avait fait partir pour le France le roi africain Agramant, résolu à venger son père tué naguère par Roland. Agramant reparaît chez l’Arioste avec l’allié qu’il avait déjà chez Boiardo, le roi d’Alger Rodomont, de même que reparaissent le brillant Roger, ancêtre de la maison d’Este, aimé de la belle guerrière Bradamante, et, il va sans dire, Roland, amoureux d’Angélique, fille de l’empereur du Cathay: pour cette beauté d’Extrême-Orient, il oublie déjà tous ses devoirs de paladin. Quand commence le poème de l’Arioste, les meilleurs chevaliers de Charlemagne, Roland et Renaud, se disputent l’amour d’Angélique, tandis que les Sarrasins débarquent en Espagne, franchissent les Pyrénées et vont mettre le siège devant Paris. La guerre se poursuivra sur les rives de la Seine jusqu’au chant XXXI, puis les Sarrasins, défaits, reflueront jusqu’en Arles; Agramant, réfugié après une autre défaite dans l’île de Lampéduse, sera tué en duel par Roland. Rodomont sera pareillement tué par Roger, à Paris où il s’est rendu pour le provoquer, et tout s’achève par la mort des principaux chefs des Infidèles après la déroute de leurs armées.

Mais si le personnage éponyme du poème est Roland, c’est à cause de sa passion amoureuse autant que de ses prouesses. Du guerrier absolu de l’épopée franque, Boiardo avait déjà fait la victime désorientée du charme de la coquette et perfide Angélique. L’Arioste, non content de lui prêter un amour dont l’ardeur est à la dimension de sa grande âme, le rend aussi démesuré dans la passion que dans la vaillance et la force. La pensée obsédante d’Angélique lui fait déserter le camp chrétien pour errer à l’aventure en quête de la princesse, ponctuant son chemin d’exploits involontaires, jusqu’au jour où il découvre la vallée dont les arbres portent entrelacés les noms d’Angélique et de Médor, un obscur soldat païen dont la princesse s’est éprise en soignant ses blessures. Il en perd la raison, ravage la vallée pour toujours, arrache son armure et, dressé dans sa fureur sur un monde que sa nudité gigantesque semble écraser, dévaste et massacre tout sur son passage; il manque de peu Angélique, qu’il ne se souvient pas d’avoir aimée, en vient à traîner après lui une jument qui n’a, dit-il en offrant de la troquer, d’autre défaut à ses yeux que d’être morte, traverse la Méditerranée à la nage, enfin ne retrouve la raison que lorsque l’audacieux et flegmatique Astolphe la rapporte de la Lune, où s’accumule tout ce qu’on perd ici-bas, dans une fiole dûment étiquetée reçue des mains de saint Jean l’Évangéliste. Il redevient alors le paladin de jadis, et consomme la défaite des Sarrasins.

Sur l’action de fond de la guerre et l’action directrice de la folie amoureuse de Roland se détachent d’autres histoires auxquelles le poème est redevable d’une large part de sa célébrité. Certains forment sur la trame du poème un brochage assez soutenu, tandis que d’autres ne s’y découpent que de loin en loin. Les évoquer demanderait plusieurs pages. Le Roland furieux défie le résumé.

La variété de l’ouvrage

Ce défi est un premier trait de grand art. L’esthétique humaniste de la variété, entendue comme un signe de maîtrise et un facteur essentiel d’intérêt, est toujours vivante à l’époque où s’élabore le poème. L’Arioste appartient à la génération où se rencontrent les derniers représentants de la culture désintéressée du Quattrocento et les annonciateurs d’une culture didactique non dénuée de fins pratiques. S’il n’est âgé que de vingt ans quand meurt Politien, de vingt-cinq quand meurt Marsile Ficin, de vingt-neuf quand meurt Sannazzaro, il a pour contemporains à la fois Pietro Bembo, Pontano, Raphaël, Michel-Ange, Titien (qui fit son portrait), et Machiavel, Guichardin, Léonard de Vinci, l’Arétin, Ruzzante. Le passage d’un âge à l’autre est sensible à bien des égards dans son poème, où il n’est pas jusqu’à l’invention toute neuve de l’artillerie mobile qui n’inspire une octave sincèrement mélancolique. Or, le Roland furieux portait en soi une exigence particulière de diversité en ce qu’il se proposait au premier vers de chanter non comme Virgile des «armes et un homme», mais «les dames, les chevaliers, les armes, les amours». Encore était-ce peu dire, les motifs épiques et amoureux étant appelés non seulement à alterner ou à se côtoyer, mais à se pénétrer, à retentir incessamment les uns sur les autres, à faire jaillir par leurs rencontres ou leurs interférences mille éclairs qui découvrent des pans entiers de vie psychologique, de problématique morale, de sagesse philosophique, et ponctuent à chaque instant une méditation émue ou enjouée, mais toujours lucide, sur la nature de l’homme et son destin dans le monde.

La gamme de l’Arioste s’étend de l’extrémité du sublime, avec Isabelle qui se fait tuer par Rodomont en usant d’un subterfuge pour ne pas faillir à sa fidélité passionnée envers Zerbin, dont le corps gît dans le cercueil qu’elle emporte, à l’extrémité de l’horreur, avec la tortionnaire Gabrina qui empoisonne son amant après lui avoir fait assassiner son mari. Elle va du réalisme le plus bonhomme et le plus démystifiant, dans la taverne où mange et boit un soir le formidable Rodomont et où il entend la libertine et consolante histoire de Joconde, à la description traditionnellement mystificatrice des prodiges épiques, et à la «science-fiction» qui transporte les aïeux de Superman ou de Barbarella, avec ou sans le secours du cheval ailé qu’est Hippogriffe, au-devant des monstres les plus inouïs ou au sein des plus extraordinaires séjours. Cela sans que soit perdue de vue la configuration de notre Terre, parcourue et survolée en tous sens, avec ses âpres contrées, ses tempêtes, ses paysages riants, ses villes (les portes et les rues de Paris sont à leur juste place dans le récit), sans que soient oubliés les événements historiques contemporains auxquels les allusions ne sont pas rares, sans que s’évanouisse derrière le nuage bigarré de la fable le monde quotidien du poète, dont s’imprègnent plusieurs exordes au début des chants, et qui transparaît aussi bien dans le portrait amusé d’un authentique ivrogne ferrarais d’alors que dans la polémique visant les religieux, peut-être la religion elle-même, les courtisans, les princes ignorants ou ingrats.

L’équilibre

À une telle variété répond un jeu serré de compensation et d’équilibre qui ne laisse jamais longtemps le lecteur sur un même registre d’émotion. Le risque en apparaît-il qu’une réflexion de l’auteur, une touche de style viennent apaiser ou tempérer la participation trop vive et, comme telle, mal préparée à une suite bien différente, du lecteur prompt à s’émouvoir. La structure profonde du Roland furieux n’est pas de celles qui peuvent se schématiser en diagrammes ou en figures géométriques élémentaires. Elle constitue une récréation du fortuit, où l’imaginaire s’échafaude sans humilier l’expérience commune qui est précisément celle du fortuit, de l’imprévisible; elle associe à chaque pas, sans peser sur l’une ou l’autre, la sensation d’une réalité familière à la surprise captivante de l’inattendu, qui est à l’image de la vie, ou du prodigieux, qui est à l’image du songe. Et le plaisir que le lecteur prend au poème s’aiguise à l’évidence du plaisir que le poète prend à le lui ménager.

Les idées

Qu’à ce plaisir d’artiste fasse pendant une vision sceptique et souriante de l’humanité, on l’a dit bien des fois, et c’est généralement vrai. Mais l’Arioste n’en a pas moins un certain nombre d’idées qui lui sont chères, fût-ce en forme de doutes: sur les croyances les plus couramment respectées, les guerres des princes, la place de l’écrivain dans l’histoire, la valeur respective des hommes et des femmes, etc. La substance satirique du Roland furieux va souvent bien au-delà des Satires de l’auteur. Auprès de fréquentes pointes anticléricales (saint Michel cherche à travers le monde la Discorde pour la trouver enfin dans les couvents, «cet autre enfer», en compagnie de la Fraude; elle n’en partira qu’en remettant ses pouvoirs à l’Hypocrisie, et c’est chez les moines que la découvrira une autre fois l’archange avant de l’expédier dans le camp d’Agramant en lui cassant une croix sur la tête), on ne peut se défendre de quelque perplexité au récit du voyage d’Astolphe dans la Lune. Non seulement la Donation de Constantin, sur laquelle se fondait le pouvoir temporel de l’Église, est jetée parmi les objets perdus et «pue bien fort», mais, conduit par saint Jean au bord du fleuve de l’Oubli où le Temps précipite les noms des hommes, dont très peu surnagent, le chevalier voit des oiseaux noirs qui s’évertuent en vain à repêcher certains noms, et deux cygnes blancs qui, eux, y parviennent. Les premiers représentent les «proxénètes, adulateurs, bouffons, mignons et délateurs», bref les courtisans ordinaires, mauvais artisans de la gloire des princes, les autres les bons poètes, dont toute la gloire des princes dépend. Toute, dit bien saint Jean, car c’est Homère seul qui, pour prix des dons reçus de leurs descendants, a fait d’Agamemnon un vainqueur et de Pénélope une femme fidèle, et si tu veux savoir la vérité, poursuit-il, mets l’histoire à l’envers: sache que les Grecs furent battus, Troie victorieuse, et Pénélope une prostituée. Quant à Didon, pourtant si pudique en vérité, qu’est-elle réputée, sinon
DIR
\
une putain
juste pour n’avoir pas été chère à Virgile?/DIR

Enfin, conclut saint Jean,
DIR
\
C’est moi qui ai gagné par-dessus tous les autres
ce que ne peut m’ôter ni le temps ni la mort
et justice ce fut que mon Christ bien-aimé
m’ait d’un si grand destin rendu
[ma récompense (ch. XXXV)./DIR

On entend bien que l’Arioste est lancé dans l’éloge «publicitaire» de la puissance des poètes, et que le crescendo des exemples l’entraîne jusqu’au Nouveau Testament; on n’en reste pas moins songeur devant un texte qui met l’Évangile de saint Jean – et par la bouche de saint Jean lui-même, disciple préféré du Christ – sur le pied de L’Iliade et de L’Énéide données comme écrites au rebours de la vérité, par conséquent comme des œuvres de mensonge. Le Christ, produit d’une publicité poétique bien venue: l’idée est au moins singulière et d’une troublante hardiesse...

Un autre article, plus souvent abordé que le précédent, touche la fidélité respective des hommes et des femmes en amour. Ni les uns ni les autres ne sont épargnés, ce qui fait parfois considérer l’Arioste comme un féministe, compte tenu d’une époque et d’un pays où les femmes avaient en ce domaine tous les devoirs et tous les torts. De fait, l’inconstance et la vénalité des femmes sont compensées par celles des hommes; elles le sont aussi par la fermeté d’âme, hautement soulignée, d’une Bradamante, d’une Isabelle, d’une Fleurdelys. Comme il ressort déjà d’une de ses Satires , l’Arioste avait de la vie du couple une conception généreuse.

D’autres aperçus «idéologiques», plus ou moins prononcés, seraient à prendre dans les réflexions sur la cupidité, la vie de cour, les guerres que les princes se livrent sur le dos des peuples. Si leur dissémination en émousse le mordant et en réduit la portée, c’est à la fois, peut-être, un signe de retenue et une précaution d’art dans une œuvre qui ne tend pas à la dérision, et à la prédication moins encore. L’Arioste n’entend se donner nulle part pour ce qu’il n’est pas, ni taire ce qu’il est: un homme de cour prêt, par contrat moral, à servir – mais sans s’asservir – la dynastie et à l’illustrer par ses vers, un poète humaniste de vocation et de carrière dont la vie est commandée par une condition et deux fins: subsister honorablement, construire autant qu’il se peut son bonheur, donner à son art le meilleur de l’immense force créatrice qu’il sent se mouvoir en lui-même.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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